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mercredi, 26 octobre 2016 10:37

Traversée du Pamir, Tadjikistan

L’envie d’aller découvrir le Tadjikistan, et plus particulièrement le Pamir, me taraudait depuis longtemps. Je suis conscient du paradoxe. Les gens de ces régions, où l’on a conservé le sens de l’essentiel, aspirent quelque peu au confort occidental alors que moi je veux fuir mon « Occident » malade de sa richesse. Est-ce une folie ? Je me convaincs que non. Je suis simplement épris d’aventure. Je suis conscient que ce qui me terrifie, c’est la vie balisée, aseptisée. Donner corps à l’aventure, j’aime ces transitions grisantes où s’abolissent les distances.

Dès mon intrusion au Pamir, je ressens vite le changement de monde et presque d’époque. Le Pamir, immense plateau hérissé de montagnes, se compose d’un ensemble complexe de chaînes de montagnes reliées par des vallées de haute altitude. Il culmine à des hauteurs trop importantes pour permettre à des hommes d’y vivre. S’étalant sur 45 % du territoire du Tadjikistan on ne dénombre que 3% de sa population. Sur le plateau y nomadisent essentiellement des Kirghiz.

Le Buzkashi
Organiser une traversée d’est en ouest du Pamir demande du temps et de la patience. Cela me laissera le loisir d’assister à un festival annuel du cheval organisé par la communauté Kirghiz dans les environs de Murgab : le buzkashi. Comme tous les autres jeux, il se déroule entre cavaliers. Le but consiste à s’emparer du corps d’un mouton, ou encore d’une chèvre, sans tête, à le défendre contre les assauts des autres joueurs et à aller déposer le trophée dans un cercle appelé de « Justice ». Derrière le divertissement, c’est l’honneur , l’autorité de la tribu et de la famille qui se jouent.

Avant le combat une tension indicible remplit l’espace. Au coup de sifflet, les chevaux s’élancent. En un instant, la carcasse disparaît aspirée par une masse informe et mouvante. Le sang gicle. Il n’y a pas de règle. C’est chacun pour soi. Un tel déchaînement de violence est hors imagination pour un occidental.

Après quelques minutes d’une bataille confuse un cavalier parvient à extirper la carcasse de l’imbroglio de corps, coince le mouton sous sa jambe, lance le cheval dans un galop furieux pour aller déposer le trophée dans le cercle de « Justice ».         Il vient de marquer le premier point.

La délivrance
Avant de m’engager sur l’itinéraire que je m’étais fixé, aucun chauffeur voulant emprunter la piste choisie, il me sera nécessaire d’être persuasif… Enfin viendra le moment du départ.

Remonter en direction du nord jusqu’à Muzkol en empruntant la route dite du « Pamir » ne présente aucune difficulté. Par la suite, en s’engageant dans la direction plein ouest le cheminement devient pénible et difficile. Nous partons à l’assaut du col en suivant les lacets tortueux de la piste. Le passage se resserre se transformant en gorge étroite, nous obligeant à prendre des risques. Ils nous faut négocier un accès à la rivière, rouler dans son lit en évitant les rocs dissimulés par le flot et, lorsque le courant est trop important, improviser un retour à la piste.

La gorge s’ouvre soudainement sur un plateau bordé de montagnes aux flancs s’évasant de manière abrupte jusqu’au plateau. En bordure, sur les plis minéraux s’emboitant les uns dans les autres, des yacks paissent paisiblement. Nous percevons les sommets déchiquetés où s’agrippent des coulées de neiges éternelles. De minuscules rus, où l’eau danse sur les galets, se rejoignent pour former une rivière. Un groupe de femmes, portant en épaisseur des vêtements multicolores, remonte le long de la rivière en direction des yourtes en bavardant gaiement. Dans ces montagnes arides, les robes des femmes sont les seules taches de couleurs vives.

  Nous arrivons à Jalang, flirtant avec les 4200 mètres d’altitude, lieu-dit où une communauté de Kirghiz nomadise en été. Un homme âgé à barbe blanche, coiffé du chapeau kirghiz : le kalpak, trône fièrement, une petite fille sur ses genoux, assis devant la première yourte. Il se tient avec une dignité stupéfiante.

La yourte demeure emblématique du monde nomade. Les Kirghiz du Tadjikistan peuvent changer plusieurs fois de secteur au cours de l’été se dispersant sur le plateau du Pamir. Ils se déplacent avec leur troupeau de yacks et leurs yourtes. Ce sont les besoins du bétail qui fixent le rythme de vie des Kirghiz. Ils disent « nous n’avons pas de route, juste le vent pour nous guider ».

Avec les nomades kirghizes
Rencontrer un campement de Kirghiz en fin de journée signifie que le gîte et le couvert sont assurés. Pour ces nomades, ne pas partager le plus modeste morceau de pain et ne pas offrir un tapis de feutre dans leurs yourtes aux voyageurs serait une grossière impolitesse. Ce peuple nous offre une leçon de vie.

Nous nous saluons en posant la main droite sur le cœur en se tournant successivement vers chacun en adressant des murmures de salutations inaudibles. Quand l’excitation de l’arrivée de l’étranger s’est un peu calmée on boit le thé. Le thé chez les Kirghiz est une véritable obsession. En permanence sur un feu de bouses de yack séchées il est prêt à être servi à tout moment. Il se boit avec des tranches de pain plat appelé kalama et tout invité se voit dès son arrivée offrir l’un et l’autre. Par la suite, les habitants du camp se dirigent vers le troupeau de yacks pour en traire les femelles. Puis, va suivre le repas du soir. La nourriture au Pamir suppose une grande monotonie. Elle se résume aux produits laitiers, la viande produite et quelques légumes. On nous propose du riz sur un plat. Avec dextérité, les enfants y plongent les doigts pour en retirer du riz, mais aussi quelques rares morceaux de viande et de légumes. On me sert abondamment. La cordialité est authentique. Ces gens simples nous communiquent leur magie!

A l’abri dans une yourte nous passerons la nuit allongés sur des nattes posées à même le sol.

Progression à pied
Il est décidé, qu’accompagné d’un habitant de Jalang, je rejoindrai à pied le site de Kök Jar situé à quelques jours de marche où m’attendra mon chauffeur et son 4X4. Cela lui permettra de se libérer de son mal d’altitude. Au cours de la traversée du plateau, dans un ciel bleu et dégagé, le soleil est brûlant et implacable. Ensuite, une piste nous conduit dans une gorge étroite, dans un monde minéral absolu. Les falaises se rapprochent de la piste, en contrebas la rivière se met à serpenter plus serré. Mis à part le vif fracas de l’eau tout est silencieux. Ici, on éprouve le sentiment que nous sommes en vie. Ces montagnes éternelles sont désertes. Elles ont quelque chose de fantastique, de cosmique. Et pourtant, un faux pas et c’est l’éternité. La frontière est bien mince entre la vie et la mort. La proximité d’un arrêt de vie possible aiguise les sensations. L’odeur du danger est enivrant. Quoi de plus fort que ce sentiment ?

La piste continue, toujours abrupte et vertigineuse, alternant montées et descentes pour, vers 16 h 00, déboucher sur un replat où une petite oasis à pris naissance. Il est décidé de bivouaquer ici. Entre 2 grosses pierres, un feu de bouses sèches de yack est allumé sur lequel mijote un peu de riz pour le repas du soir. La routine du bourlingueur.

Installés dans nos sacs de couchage, nous y prendrons le repos sous une voûte étoilée, compagne universelle des gens qui dorment à l’air libre. Le Pamir, c’est aussi cela.

Le lendemain, les conditions de progression restent les mêmes. Nous nous faufilons dans une gorge étroite dissimulée dans un labyrinthe de parois abruptes qui s’enfonce comme une blessure dans la montagne. Je suis partagé entre l’angoisse et l’émerveillement. Puis, la galerie se desserre et nous délivre du ventre de la montagne débouchant sur un magnifique petit lac. L’eau turquoise semble délicatement posée dans un cadre de paix et d’isolement absolu.

 Laissant le petit lac sans nom derrière nous, un minuscule couloir nous conduit à Kök jar, site où seuls les pétrogliphes suscitent quelque peu d’intérêt. Avant d’y parvenir, soudainement, un homme à turban blanc sur la tête, installé sur un yack, surgit de nulle part. Mon accompagnateur lui adresse quelques paroles. Visiblement, ils ne se comprennent pas. Quelques minutes plus tard, l’homme et sa monture disparaissent derrière un rocher s’avançant sur le sentier.

Reprise du cheminement en véhicule
Ayant retrouvé mon chauffeur et son 4X4, nous nous dirigeons maintenant vers Ghudara. Le ciel d’un bleu limpide fait ressortir l’aridité de la montagne aux pics acérés. La piste empruntée reste une simple trouée dans un décor farouche. La montagne n’a pas le contenu amolli des chaînes qui ourlent la route dite du « Pamir ». Elle déchire le ciel de ses pointes aigües permettant une vue extraordinaire sur les cimes enneigées et de côtoyer le mystère. Ce cadre minéral n’a pas changé depuis des millénaires et n’a pas été meurtris par l’homme. Au sommet, l’air est d’une transparence extraordinaire où s’accrochent des nuages blancs derrière lesquels des aigles disparaissent en silence symbolisant que rien de cette nature n’est définitivement acquis. Elle nous laisse la découvrir et au cours de notre avancée elle se retire, se modifie et nous replace devant le vide que l’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur.

Au terme d’une journée au goût de paradis, après avoir franchi un dernier ressaut du terrain, un ultime virage nous dévoile en contrebas une oasis de verdure et de fraîcheur, paradis terrestre protégé par de puissantes montagnes inhabitées. Comme par miracle, un gros bouquet de verdure à pris naissance ici. Il grossit au fur et à mesure que nous approchons. Il protège un village de pisé construit en terrasses à flanc de montagne sur un versant abrupt s’étalant le long d’une rivière. Sous l’action du soleil les franges des neiges éternelles fondent, de petits torrents dévalent la pente perfusant la rivière qui alimente l’oasis. L’endroit est assez étroit et laisse peu de place aux espaces à cultiver. Quelques personnes survivent ici élevant quelques moutons. Le village est profondément silencieux. Une torpeur étrange flotte sur les lieux. Les gens rencontrée se disent pamiris. Les hommes valides seraient, semble-t-il, dans des lieux plus favorables pour que paisse leur bétail.

Bardara
Après une nuit passée dans un profond silence la progression reprend en direction d’un lieu-dit appelé « Bardara ». Nous nous enfonçons dans l’ombre froide d’une gorge, dans une profonde vallée entourée de falaises vertigineuses. Puis, dans une trouée linéaire et continue, l’air devient rare et cru. Le soleil y darde ses rayons, la piste devient un four solaire et vibre de chaleur. Nous évoluons dans un repli de montagne aride, torride, sans un souffle d’air ; sol et ciel sont brûlants. Les arrêts en plein soleil sont pénibles mais ils nous permettent de découvrir un cadre ignoré des touristes. Jour après jour, je m’enfonce dans l’intimité du Pamir. Je me sens bien, en paix avec le Monde.

A mi-journée, à flanc de montagne, sur une échancrure étroite façonnée à même la falaise une interminable guirlande de yacks progresse, les uns derrière les autres, en file indienne. La caravane ondule, disparaît dans les creux et réapparaît plus loin. Soudainement, lors d’une bousculade, sabots par-dessus tête, un yack, en plusieurs saltos, rebondit dans la pente abrupte pour enfin disparaître dans les profondeurs de la vallée.

Ravmed
Bardara dépassé, je décide que notre prochaine destination sera le lieu-dit « Ravmed ». Une piste tortueuse enserrée entre deux parois vertigineuses y conduit. La montagne ne se dépense pas en gestes inutiles. Elle monte, monte encore, avec des assises puissantes de flancs larges, de parois dangereuses. Au Pamir, lieu propice au rêve et à l’imagination, le voyageur reste confronté face à une nature écrasante qui le ramène à sa juste mesure. Le paradis recherché est un lieu difficile à atteindre.

Puis, en haut d’un éperon rocheux la piste bascule vers Ravmed. Il faut à présent traverser des rivières. Elles sont peu gonflées mais roulent cependant assez d’eau pour que l’on peine à en franchir le cours. Exigences des pistes simples. Ravmed ne retient pas longtemps le voyageur. C’est un simple repère où l’on atteint le début du flanc occidental du Pamir depuis lequel un regard plongeant nous laisse découvrir le village de Khijez. En cours de progression, les eaux des rivières nous parlent de peuples oubliés et murmurent le secret de terres inconnues ! Une large vallée, calme et reposante s’ouvre devant nous. Le soleil est au zénith. Arrivés à Khijez, à l’entrée du village des hommes tournent en rond sur une meule de petits pois pour les battre. La récolte avait été auparavant moissonnée avec une simple serpette à l’équerre. Travail long et fastidieux, mais ici on ne se soucie pas de cela.

Après Khijez, petite bourgade perchée sur les hauteurs du Badakhchan, la vue est à couper le souffle. On ne peut que s’incliner devant cette nature et ce paysage féerique. Il n’y a plus que le bruit du vent. Cette mélodie des hauteurs évocatrice de liberté. Au loin, face à nous, les montagnes de l’Afghanistan se découpent à l’horizon. Que deux pays, l’Afghanistan et le Tadjikistan, puissent être séparés par une frontière semble absurde et grotesque.

Khorog
Bientôt, la vallée s’ouvre sur Khorog. Les eaux des rivières sont brassées de violents remous dont le vacarme et l’écume évoquent une marée. Khorog, ville frontière avec l’Afghanistan signe la fin de cette traversée tant convoitée. Pour que l’avidité du découvreur soit rassasiée, je me rends sur le marché afghan. S’y agite une mer de turbans, blancs, bleu, sombres, roses, noirs, certains plats et larges, d’autres resserrés en forme de citrouille. Beaucoup d’hommes portent des barbes épaisses, longues ou courtes, taillées ou sauvages, dissimulant presque complètement les visages, grimpant haut sur les pommettes épargnant à peine les yeux. Elles sont tissées de fils d’argent à l’approche de la vieillesse.

Sur le marché, comme dans tout le Pamir, les femmes vêtues de vêtements toujours très colorés, portent parfois le voile, ce qui est plutôt rare, s’habillent de vêtements légers ou alors plus rigoureux. Il semble qu’ici on accommode la religion musulmane à sa guise. De quoi rêver !

Ils sont d’un autre monde que le mien. Cependant, j’éprouve beaucoup de respect pour ces gens qui se rendent parfaitement compte qu’ils sont en dehors du monde moderne. Ils veulent exister avec ce qu’ils ont. Je rencontre des afghans fiers, respectueux, généreux dans leur rencontre, à la recherche de l’autre. Le contact de ces gens au mode de vie et de pensée si radicalement éloigné du nôtre aiguise mon appétit de voyageur insatiable. Cela me permet de franchir des barrières culturelles réputées infranchissables et de découvrir que nous sommes tous les miroirs des uns des autres.

Le privilège qui m’a permis de venir à la rencontre de cette population pamirie reste le privilège de celui qui a réalisé son rêve. Je ressens une sorte d’accomplissement inexpliqué. J’ai trouvé quelque chose dans les montagnes du Pamir, une chose où il est difficile de mettre des mots dessus. Une chose que les pamiris possèdent depuis toujours.

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