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jeudi, 28 novembre 2013 15:14

Découvrir le monde à pied

Parti le jour de son 45e anniversaire de Montréal, au Canada, Jean Béliveau a réalisé en solitaire la plus longue marche autour du monde.
Son odyssée de 11 ans, qui l'a mené dans 64 pays, s'est achevée après un périple hors du commun de plus de 75 000 kilomètres.
Morceaux choisis.

< Vivre libre

Est-ce que j'avais déjà, à l'époque, ces rêves de grands voyages, ce désir de partir ?
C'est une question que l'on me pose souvent, comme si le goût de l'ailleurs ou la soif d'aventures étaient inscrits quelque part dans les gènes, dès avant la naissance. Les gens semblent parfois déçus lorsque je réponds que non, l'idée ne m'avait jamais traversé l'esprit. J'aimais ma terre, ma famille, ma vie. Mais j'étais convaincu d'une chose : je devais en rester le maître, à tout prix. Enfant, une année de pensionnat avait marqué mon âme d'un souvenir atroce. Il fallait se brosser les dents à la file indienne, faire son lit à heure fixe, entrer dans des cases. Les soeurs qui m'hébergeaient avaient imaginé un système de tableau pour classer les enfants : en face de votre nom, une fleur jaune indiquait que vous étiez un excellent élève.
Il y avait la renoncule bleue, l'oeillet rouge... Et la marguerite mauve. La marguerite désignait les médiocres. Chaque semaine je consultais ce tableau un frisson dans la gorge, certain de trouver mon nom dans le club des incapables. Une entreprise fait-elle autre chose ? J'ai toujours pensé que je devais rester mon propre patron. Au moins je n'aurai jamais à rendre de comptes. C'est devant ce tableau que s'est ancré en moi ce sentiment profond : vivre libre est la seule façon digne de vivre. La liberté est plus importante que la vie.

< Un mzungu en terre kenyane

Un soir, au bord de l'épuisement, je demande mon chemin à des villageois s'en revenant des champs. L'un d'eux me couve d'un regard inquiet. "Tu n'es pas en état de continuer, dit-il, viens chez moi. Je t'invite pour la nuit." Mais je le regarde à peine, répète que je dois partir, que je dois sortir d'ici, je suis incohérent, je me suis ridiculisé et je vois que ça parle, entre ces braves gens, de cet enragé de mzungu [NDLR : une personne à la peau blanche] aux yeux exorbités, mais dont les jambes vacillent. Soudain l'homme hausse la voix : "Ça suffit ! Tu restes." Et tandis que j'écoute enfin cet étranger s'adresser à moi comme s'il n'ignorait rien de ma minable situation, je fonds en pleurs.
J'accepte de le suivre jusqu'à sa modeste demeure où nous partageons, en famille, un maigre repas de riz, de tomates et d'oignons. Je chante et m'amuse avec les enfants à la lueur d'une chandelle, puis ensemble nous sortons admirer une éclipse de lune. En contemplant la voûte étoilée, la pénible route de gravier et de sable me revient en mémoire. Cette route bordée d'acacias et d'herbes rudes que broutent quelques chèvres étiques. Cette route où les paysans ont reçu avec tant de chaleur le mzungu que je suis. Des gens simples qui savent que les objets, même les plus nécessaires, sont des fardeaux qui pèsent sur le dos d'une vie. Des gens limpides comme des cristaux que la moindre imperfection briserait en morceaux. Leur simplicité, leur amour me nettoient comme un feu brûlant le pêché. J'aimerais apprendre le secret de leur richesse...
Je les quitte le lendemain avec le sentiment d'abandonner mes frères.

< Comme à la maison

Ce 14 avril, en traversant au soir tombant le village de Lézan, blotti entre de vertes collines recouvertes de
vignes, de pins et d'oliviers, j'aperçois un homme en train de bricoler dans sa remise. Yves Michel répond à mon sourire, simplement.
Le Canada ? Il connaît. Dormir ? Il y a une chambre aménagée dans la remise. "Mais avant cela, tu vas souper", et tandis qu'il m'attrape le coude, son fort accent du Midi m'entraîne comme dans une danse. Il me prévient que sa femme est de nature farouche, mais en passant la porte j'ai l'impression d'entrer dans une maison où j'étais attendu. Nous passons la soirée en discussions légères. Michel me raconte l'histoire des huguenots qui résistèrent ici à l'oppression catholique, celle de la vigne qui donne une "piquette" fameuse, m'avertit de l'accent "pointu" des Français du Nord...
Pendant que Renée, son épouse, tranche mon pain avec un sourire permanent, veillant à ce que mon assiette soit constamment remplie de cette excellente soupe aux choux qui mijote sur le poêle dans un solide chaudron. Je me sens peu à peu glisser dans le bien-être, comme si ce couple de retraités me poussait gentiment à me réconcilier avec ma culture, du bout de sa louche. J'attendais cet instant depuis si longtemps... Il aura fallu quatre mois de marche à travers cette Europe fébrile, efficace et high-tech pour que je parvienne enfin à briser la glace qui me séparait des miens. Je pense à l'origine du mot "indigènes", qui signifie "originaire du pays", les gens de la terre... Dans tous les pays que j'ai traversés, c'est auprès d'eux que j'ai retrouvé les valeurs les plus proches des miennes. En reposant ma cuillère sur la toile cirée de la cuisine, pour la première fois, je me sens réellement bien.

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