Seule vers la liberté
< Retrouvez Cécile, au 36e festival des Globe-Trotters, dimanche 29 septembre au Théâtre de Longjumeau (91)
Être à l’écoute de soi
« Tu ne peux pas voyager sur le chemin sans être toi-même le chemin. » Bouddha
21 à 28 juin 2022 - J9 à J16
La trace de l’Hexatrek ne suit pas exactement le GR10 : à Lescun, elle s’en éloigne pour aller serpenter dans les Pyrénées aragonaises. Kévin nous rejoint au bout de 9 jours à Sainte-Engrâce et file déjà devant. Ses rendez-vous avec des petits groupes de pionniers sur chacune des grandes étapes de l’Hexatrek met un cadre à son itinérance que je n’ai pas. Nicolas, que nous surnommons maintenant Nut Man pour son énorme sac de noisettes qu’il porte en guise de vivres de course, décide de quitter le groupe : il poursuit sur son projet initial. La pression bienveillante du groupe qui prend plaisir à cheminer avec lui, n’arrive pas à le dissuader. Il va poursuivre sur le GR10, comme prévu. Pour ma part, je n’ai pas aujourd'hui l’énergie pour 10 km de plus comme le groupe, mené par Mika, en a l’intention.
— Tu es sûre que ça va aller Cécile, me demande Zoé ? Un sourire intérieur s’illumine comme une ampoule au fond de moi. Sa prévenance me touche. Une bouffée de chaleur touche mon cœur et effleure ma peau.
— Oui oui, ne t’inquiète pas Zoé. J’ai l’habitude de randonner seule et là j’ai vraiment besoin de m'arrêter. Il faut absolument que j’apprenne à monter ma nouvelle tente.
Je laisse le groupe partir devant, ne sachant pas si je les reverrai. Je sais qu’il me sera difficile de les rattraper, à moins qu’ils ne s’arrêtent longuement lors d’une prochaine étape. En réalité, je désire être seule. L'énergie du groupe m’a mise en confiance et m’a parfois poussée à dépasser mes limites. Elle est acquise maintenant mais je sais aussi que je dois être vigilante. Tenter de suivre à tout prix les autres peut s’avérer dangereux. Je risque de me blesser sans m’en rendre compte. Je n’ai pas non plus envie de suivre un leader quel qu’il soit. Être attendue en haut d’un col parce que je suis plus lente que les autres me frustre. Je n’aime pas l’image que cela me renvoie, celle qu’on attend. Cette comparaison implicite dont je suis seule responsable me coûte. Je souhaite juste arriver et me sentir satisfaite de moi. J’aspire aussi à être libre de prendre mon temps, de m’arrêter où et quand bon me semble : pour m’émerveiller devant un paysage, pour capter une lumière particulière dans une photo, pour ressentir tout simplement l’air sur mon visage ou entendre les chants des oiseaux, pour me baigner dans une rivière ou un lac, pour apprécier un plat bien revigorant plutôt qu’un sandwich … Je perçois la solitude comme la meilleure porte d’accès à la plénitude : c’est un préalable à une présence au monde plus intense. Alors qu’elle était subie et associée à ma souffrance il y a quelques années, je réalise qu’aujourd’hui, je la choisis.
Mes journées sont remplies d’efforts répétés, d’attention portée au balisage et d’une connexion continue à l’environnement dans lequel j’évolue. Ma présence s’intensifie au fur et à mesure que j’avance. Il y a tant à observer et à ressentir. Je me sens excitée en arrivant en haut d’un col, avide de découvrir mon prochain terrain de jeu. Dans les minutes qui suivent, je me retourne et je suis émue : je réalise le chemin parcouru sur mes deux petites jambes. Je prends le temps de vivre ces moments. J’en suis friande. Le prochain col attendra. Quand viennent les longs passages de forêts, je me sens protégée par les arbres. Les branches sont comme des bras qui m'enlacent. Je m’apaise et je souffle. Les troncs noueux et tarabiscotés me racontent des histoires d’un autre temps. Ils veillent sur moi comme des grands-parents. Je prends conscience que les passages en zones urbanisées créent en moi un stress : il retombe comme par magie dès que j’entre dans les forêts. J’ai envie de savourer chaque instant en conscience, à l’écoute de ces pensées, les émotions à fleur de peau. Prendre le temps … Je ne l’ai jamais vraiment pris. J’ai toujours couru après lui avec une liste permanente de projets à mener à bien, de tâches à accomplir. Je me complaisais dans l’action, réactive à répondre à toutes les sollicitations. L’hyper connexion à l'actualité, aux réseaux sociaux, à l’avalanche d’informations dont je dispose à portée de doigts de mon portable remplit ma vie. Ne m'éloigne-t-elle pas encore plus de moi-même ? La confusion règne et la vie passe, en pilote automatique. Les to do list personnelles et professionnelles remplissent les existences. Ici, j’ai l’impression d’être anachronique ou d’être une autre que celle que j'avais l'habitude d’être. Je comprends que marcher au long cours en pleine nature me permet de prendre le temps d’être et de ressentir, tout en répondant à ce besoin de libérer mon énergie en étant en mouvement. J’explore qui je suis en même temps que mon pays.
Me voilà donc enfin marchant seule, à mon rythme. Je ne dépends que de mes décisions. Arrivée au col de la Cuarde vers 17h, je décide d’installer mon bivouac, sur un terrain plat, près d’un petit point d’eau. Je n’imagine pas alors que le vent va se mettre à souffler fort. Je me retrouve à tester ma toute nouvelle tente dans des conditions musclées. Les arceaux ploient sous la puissance des bourrasques. Pourvu qu’ils ne cassent pas … La porte d’entrée est à une des extrémités, dans la longueur, ce qui allonge encore plus sa forme et la prise au vent qu’elle reçoit de côté. Elle me fait penser à une chrysalide d’un blanc pur, frêle et fragile. Je suis comme une chenille repliée sur elle-même dans son cocon blanc. Je m’y sens à l’abri et pourtant … Quand les habitantes du coin se rapprochent en ombres chinoises, je m’inquiète vraiment. Il ne manquait plus qu’elles ! J’avais bien aperçu quelques bouses de vaches … Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé ? J’ai peur qu’une d’entre elles s’allonge sur moi ou m’écrase d’un coup de patte. Et si elles faisaient leurs besoins sur ma toile immaculée ou bien se prenaient les pieds dans les attaches et en ébranlaient la structure ? Je souris en observant mon imagination déborder ainsi et je réalise que la tension monte en moi. Mon cœur se met à battre plus vite. J’ouvre la porte et glisse ma tête à l’extérieur : j’en dénombre une douzaine. Elles m’encerclent pour pouvoir s’approcher du point d’eau. Je suis juste là où il ne faut pas. Elles broutent et boivent comme si je n’existais pas. Ma poitrine est oppressée. Mais que fais-je là, seule ? ! Ai-je un peu perdu la raison ? Soudain, je repense à Wendy chassant les vaches et je me mets à crier de rage comme une furie, espérant éloigner mes imposantes voisines et retrouver un peu d’espace libre. Et effectivement, certaines s’éloignent. D’autres me regardent d’un air de dire : « C’est qui cette folle ? » Le vent s’est encore renforcé : à chaque rafale, ma tente se ploie d’un côté, puis de l’autre. Je vois les arceaux jouer de leur souplesse et espère qu’ils ne vont pas finir par rompre. J’ai peut-être mal orienté ma tente par rapport au sens du vent … Je ne peux pas installer mon réchaud pour me préparer un plat chaud. Je grignote des morceaux de pain, du fromage et du saucisson et avale une compote en guise de dessert. Je glisse une nouvelle fois la tête hors de ma tente pour vérifier où sont mes voisines : certaines se sont éloignées en direction de l’autre extrémité de la mare. Pourvu que les autres les suivent …
La soirée n’est vraiment pas de tout repos mais je me réconforte et m’encourage : « Quoi qu’il arrive, tu es autonome et tu peux y faire face. C’est quand même incroyable … Wendy t’a montré comment se comporter avec les vaches justement quelques jours avant que tu sois dans la même situation ! » J’ai une envie irrésistible de coucher ces quelques réflexions sur mon carnet. Il est comme mon compagnon, mon confident, toujours à mes côtés. Je repense à tout ce que j’ai entrepris d’inhabituel ces dernières années, tout ce qui m’a conduite jusqu’ici … Chaque expérience m’a amenée vers une autre : j’ai saisi ou provoqué les occasions d’apprendre. A chaque fois, je me suis mise en déséquilibre, créant de l’inconfort pour mieux retomber sur mes pieds et poursuivre le chemin, plus forte qu’avant. En fait, je n’ai qu’une hâte : me remettre en route.
Au petit matin, je plie ma tente au plus vite, sans prendre de petit déjeuner. A peine ai-je dépassé le col que je tombe nez à nez avec un lever de soleil d’une intensité incroyable. Le ciel s’enflamme : le rouge concourt avec le jaune pour rendre les nuages encore plus menaçants. Je n’ai encore jamais vu une telle palette de couleurs dans le ciel. Ces lumières sont étranges : est-ce la fin du monde ? Je suis seule, scotchée sur place, la bouche ouverte d’admiration, les yeux écarquillés devant cette beauté. Qui d’autre que moi a la chance de voir cela ? Suis-je bien sur la planète Terre ? J’ai conscience de vivre un moment exceptionnel. Le sentier me conduit droit dans ce spectacle pendant un temps qui me paraît infini : j’ai l’impression d’être happée par une force puissante. La marche ajoute à l’observation une dimension, celle d’être acteur du moment. Je sens que je fais partie d’un tout qui me dépasse ; j'appartiens au monde ; je ne suis pas grand-chose dans cette immensité et pourtant, je contribue à l’harmonie. Je suis tiraillée entre l’envie d’avancer et l’envie de faire durer le moment, de jouir pleinement de cette rencontre aussi merveilleuse qu’inattendue. Je pose un pas en avant puis je m'arrête. Quel privilège de recevoir ce cadeau ! Comme s’il était la récompense méritée de tous mes efforts, d’une nuit stressante, d’années de souffrance.
< Extrait du livre de Cécile Mailhos (78) "Seule vers la liberté, sur l'Hexatrek la grande traversée de France.
Cécile sera présente au 36e festival des Globe-Trotters